E. 01. CE QU’AIMER VEUT DIRE, par Bertrand Stricker

CE QU’AIMER VEUT DIRE

                             d’après le

                CANTIQUE DES CANTIQUES 
    

                    Bertrand STRICKER

            pasteur ECCAL retraité, Saverne

Introduction

Depuis ma jeunesse le Cantique des Cantiques n’a pas cessé de me fasciner et en même temps de m’intriguer. Une première lecture de ce livre peut surprendre. Son style et son genre littéraire sont de type agreste et ne correspondent pas à notre sensibilité actuelle. Mais plus on se familiarise avec le texte, plus on est saisi par sa grande beauté. Et c’est à juste titre que ce livre est reconnu de nos jours comme un des chefs d’œuvre de la littérature universelle. Mais quel en est le sens ? N’est-ce pas un chant d’amour à forte connotation érotique ? Dès les premiers vers de ce poème, le ton est donné. C’est la bien-aimée qui parle :

« Qu’il m’embrasse à pleine bouche !
Car son amour est meilleur que le vin » (1, 2).

Les juifs ont  eu du mal à compter cet écrit parmi les livres canoniques (1). Les théologiens chrétiens ont connu les mêmes doutes et hésitations et finalement les uns et les autres ne l’ont accepté qu’en convenant que son sens est purement allégorique (2). Comme le dira non sans ironie Roland de Pury,  le dilemme a été : ou je t’allégorise ou je t’expulse ! (3). Les juifs l’ont introduit dans la liturgie de Pâques parce qu’ils croyaient découvrir dans le début du poème une allusion à la délivrance d’Egypte. La liturgie catholique l’utilise dans ses offices de la Sainte Vierge, de Sainte Madeleine et des Saintes Femmes.

Selon la Bible l’amour entre l’homme et la femme est un don du Créateur. En effet, après avoir créé les humains comme des êtres sexués, le récit de la création conclut : « Dieu vit tout ce qu’il avait fait et voici cela était très bon » (Genèse 1, 31). L’amour fait partie des très bonnes choses que Dieu a créées. Malheureusement, dès les premiers siècles de son histoire, l’Eglise adoptera une attitude négative à l’égard du corps et ira jusqu’à diaboliser la sexualité sous l’influence de la culture hellénistique et en particulier du néoplatonisme. Ainsi cette interprétation allégorique a empêché la tradition chrétienne de reconnaître le Cantique des Cantiques pour ce qu’il est en tout premier lieu, à savoir un chant dans lequel un homme et une femme se disent avec émerveillement et en toute liberté  l’amour qu’ils éprouvent l’un à l’égard de l’autre. Et cet amour, ils le vivent de tout leur être, avec la sensibilité de leur cœur, l’intelligence de leur esprit, la réalité de leur corps et la plénitude de leurs cinq sens. C’est la vision d’un amour total, d’un amour holistique qui s’offre au lecteur de ce texte admirable.

Une quantité innombrable de commentaires ont été écrits sur cet opuscule et il peut paraître prétentieux de ma part de vouloir encore apporter une pierre à l’édifice. C’est en toute modestie que je me hasarde à le faire. Ce qui me semble être un des aspects essentiels du Cantique des Cantiques, s’est imposé à moi au cœur de l’Afrique, quand je fus confronté aux réalités des pratiques polygames.  Il y a donc à la base de mes réflexions une expérience personnelle Je tiens à la relater dans un premier chapitre de cette brève étude. Pour le reste il ne s’agit pas d’une présentation exhaustive du Cantique des Cantiques. Je suis conscient que bien des points mériteraient d’être développés et étayés. Mon seul désir est de partager avec les personnes intéressées les découvertes que je crois avoir faites.                                                                                                                            
                                                                                            Bertrand Stricker

                                                       CONFRONTE

                                      AUX REALITES DE LA PLYGAMIE


Au  service d’une communauté évangélique africaine

Dans le cadre de mon service militaire j’ai pu, pendant un an, remplir la fonction d’aumônier bénévole dans l’oasis de Faya-Largeau au cœur des Confins Sahariens, un immense territoire désertique qui occupe tout le nord du Tchad. Ainsi, à côté de mes occupations à l’armée, j’ai desservi, comme pasteur, une communauté d’environ trois cents personnes. Tous étaient des africains, pour la plupart des militaires issus de nos anciennes troupes coloniales. Originaires du sud du Tchad, de Centrafrique et du Congo-Brazzaville, ils avaient été autorisés à faire venir leurs femmes et leurs enfants et habitaient avec eux dans des « haricots »,  des sortes de paillottes dans le style de celles des nomades du désert.

Très vite je m’aperçus que les membres de cette communauté étaient tous issus de Missions Evangéliques et qu’ils étaient fortement marqués par cette forme de piété. Leur foi était enthousiaste, leur zèle pour le Seigneur était grand et, malgré leur extrême diversité ethnique et linguistique  – nous chantions au culte dans pas moins de 7 langues -, ils formaient une communauté très soudée. Il y avait cependant une ombre au tableau : leur piété était fortement empreinte d’un esprit légaliste. Je donnerai pour exemple leur manière de pratiquer l’offrande : en dépit de leur pauvreté, ils donnaient le dixième de leurs revenus à l’église, comme cela est prescrit par la loi mosaïque. Un geste en soi exceptionnel, admirable, mais ils le pratiquaient avec un tel zèle, avec une telle minutie qu’ils en tiraient inévitablement une certaine fierté et qu’ils ne pouvaient s’empêcher de croire que de la sorte ils étaient de vrais et
bons chrétiens. Ne restant à leur service que pendant un an, j’estimais que je n’avais pas à « faire la révolution ». J’acceptais  cette situation, tout en cherchant à témoigner d’une foi qui se fonde sur la grâce seule et non sur les œuvres que dicte la loi.

Dans le même esprit, les responsables de la communauté faisaient de la monogamie une obligation intangible : être chrétien, c’est n’avoir qu’une seule femme. S’ils découvraient qu’un membre de la communauté avait secrètement pris une deuxième épouse, ils lui appliquaient la discipline prévue dans Matthieu 18, 15-17 : le membre de la communauté qui avait découvert qu’un homme avait pris une seconde femme, devait aller le voir pour le persuader de renvoyer celle-ci ;  s’il ne l’écoutait pas, deux Anciens devaient chercher à le convaincre. S’il refusait encore, il était exclu de la Sainte-Cène. Cette situation me faisait souffrir.

 La polygamie, une réalité complexe aux implications multiples

Je ne comprenais alors pas comment on pouvait être polygame. Si je suis amoureux d’une femme, me disais-je, je ne désire plus qu’elle, je ne veux plus qu’elle, je ne pense plus qu’à elle ; comment peuvent-ils aimer plusieurs femmes à la fois ? Mes amis africains polygames  affirmaient que, selon le cas, ils aimaient toutes leurs épouses : l’une est peut-être plus travailleuse, l’autre plus intelligente, une autre encore a meilleur caractère…, ils préféraient peut-être telle femme à telle autre, en particulier celle qu’ils avaient pu choisir eux-mêmes par rapport à la première, par rapport à celle qui leur avait été imposée par leur père, mais, me répétaient-ils, au bout du compte ils les  aimaient toutes. Un membre de l’ethnie des Bananas m’expliqua un jour que leur chef de tribu a 20 femmes. Sa case est placée au milieu et celles de ses femmes sont disposées autour d’elle en fer à cheval. A tour de rôle il prend une femme chez lui dans sa case. Quand un bâton est placé en travers de sa porte, les autres  savent qu’il a pris l’une d’elles chez lui et qu’il ne faut surtout pas le déranger.

Dans la tradition africaine le mari est le chef de la femme et la femme doit lui être soumise à l’instar de ce que nous dit, à son époque, l’apôtre, Paul : « Femmes, soyez soumises à vos maris comme au Seigneur, car le mari est le chef de la femme… » (Ephésiens 5, 23).  Gérer une situation de polygamie n’est pas chose aisée : il y a inévitablement de nombreuses jalousies et des rivalités entre les épouses du même mari. A la prison de l’oasis où je me rendais régulièrement, et qui était un véritable bagne, jadis construit par les français, les seules femmes que j’y rencontrais, étaient condamnées pour des drames intraconjugaux tels que, par exemple, le meurtre d’une autre épouse du même mari ou d’un enfant de celle-ci.

L’organisation économique de la famille polygame est très réglementée : la première épouse reste à la maison pour préparer avec les enfants les repas et pour vaquer aux divers travaux domestiques; les autres femmes doivent cultiver les champs. Par conséquent plus on a de femmes, plus on peut cultiver de champs et plus on est riche.

Pour se marier, il faut en quelque sorte « acheter sa femme » ; en langage plus pudique, il faut payer une lourde dot. Mes amis africains économisaient pendant des années pour pouvoir prendre femme. Traditionnellement les mariés ne se choisissent pas eux-mêmes. L’affaire est conclue entre les pères respectifs souvent très tôt, alors que les enfants sont encore jeunes. A mon ami Banana j’ai demandé un jour : « Au lieu de payer une dot  pour se marier, ne serait-il pas possible que les mariés se présentent devant le chef du village et s’engagent en sa présence à être fidèles l’un à l’autre ? » Il éclata de rire et me dit : « Ce ne serait pas sérieux ! Pour le moindre grief la femme pourrait quitter son mari et retournerait chez son père. Par contre, si le mari a payé, elle lui appartient et, si elle retourne à la maison, le père doit la renvoyer chez son mari ». C’est donc la somme d’argent versée qui crée le lien et l’obligation de fidélité. L’engagement moral abstrait tel que nous le concevons, mes amis africains ne le connaissaient pas traditionnellement et ils ne le comprenaient pas. Néanmoins dans les communautés chrétiennes bien établies, l’éducation morale donnée aux membres par l’enseignement de la Loi au sens biblique du terme permettait de diminuer progressivement le montant de la dot jusqu’à lui attribuer une valeur purement symbolique. Un échange d’argent, aussi minime fût-il, était encore nécessaire pour signifier concrètement l’engagement pris, un peu à la manière d’une signature que l’on appose dans un registre.
 
Je n’ai jamais vu un africain et sa femme se comporter en amoureux, par exemple s’embrasser  ou se bécoter ou encore marcher les bras dessus dessous. En Afrique traditionnellement la femme marche à un ou deux mètres derrière son mari.


Une autre manière d’aimer qui leur est inconnue

Ces diverses constatations et les nombreux entretiens que j’eus avec eux, m’ont amené à la conclusion que mes amis africains ne connaissaient pas l’amour tel que nous l’éprouvons tout naturellement et j’ai remarqué qu’ils nous enviaient pour cela. Ils cherchaient à tout prix à découvrir ce sentiment qui leur semblait provoquer un tel enchantement. Ainsi étaient-ils friands de toute forme de littérature parlant d’amour, qui pouvait leur tomber sous la main. Ils se passionnaient en particulier pour les romans-photos. Un jour nous étions en manœuvre et, comme « l’ennemi » ne se manifestait pas, les uns jouaient aux cartes, d’autres s’étaient allongés parterre et dormaient ; à l’écart se tenait un soldat qui lisait un livre. Toujours curieux de connaître ce qui les intéressait, je suis entré en conversation avec lui et j’eus la surprise de constater que le livre avait pour titre « Comment écrire des lettres d’amour ». Voir en plein désert du Sahara un africain en train de s’enquérir sur la manière d’écrire des lettres d’amour constituait une scène plutôt étonnante voire cocasse et le comble a été pour moi de découvrir que ce livre avait été imprimé à l’Imprimerie Savernoise !

Je compris : obliger les chrétiens africains, qui, par leur culture et leurs traditions, sont tout naturellement polygames, à être monogames, est en soi absurde et j’avais envie de dire aux missionnaires qui avaient institué ces communautés évangéliques : donnez aux africains à lire de la bonne littérature traitant le thème de l’amour et vous réveillerez en eux ce sentiment amoureux qui nous rend capables de voir en l’autre un être absolument unique et qui nous fait désirer plus que lui. Ils tomberont amoureux de l’être qu’ils auront librement choisi et n’accepteront plus d’être marié avec la personne que leur père aurait choisie pour eux dès leur plus jeune âge et pour lequel il aurait peut-être déjà payé un acompte. Certes cela se fera au prix de douloureux conflits de générations !

De nombreux jeunes africains et africaines découvrent aujourd’hui tout naturellement le sentiment amoureux sous l’influence de  la culture occidentale et ils désirent tout aussi naturellement que nous à être monogames. Je ne citerai ici qu’un exemple illustre, celui de Nelson Mandela. Dans sa jeunesse cet homme qui réussira plus tard à libérer son peuple de l’apartheid sans effusion de sang, a été placé auprès du roi africain Jongintaba pour son éducation. Un jour, raconte-t-il, celui-ci décida de le marier, ainsi que son propre fils Justice, et à cet effet il avait choisi une femme pour chacun d’eux. Mais les deux jeunes gens ne l’entendirent pas de cette oreille. Ils voulaient choisir eux-mêmes leur future épouse. Ils s’échappèrent et partirent à Johannesburg. Nelson Mandela relate ensuite qu’à l’Ecole de la Mission Méthodiste de Healdtown et à l’Université de Fort Hare il avait lu Jane Austen et des poèmes de Shakespeare, et c’était alors qu’il avait embrassé une vision « plus occidentale et plus romantique du mariage » que celle dont il avait été le témoin comme enfant. Son père avait quatre femmes et les traitait comme des domestiques plus que comme des compagnes. Mandela cherchait l’amour, pas une servante (4). Parler de « vision romantique » de l’amour comme le fait ici Nelson Mandela me semble cependant inapproprié. L’amour dont  il est question, n’est pas  l’apanage du romantisme. Nelson Mandela voulait très certainement souligner par ce terme que cet amour-là est une affaire de cœur, de sentiments et pas simplement un attrait physique.

Ainsi la confrontation avec les pratiques polygames africaines m’ont amené à la conclusion : l’éclosion et le développement du sentiment amoureux induit chez l’être humain une conduite monogame, sans toutefois, il est vrai, en assurer la durée. Celui ou celle qui éprouve ce sentiment pour un être, ne désire plus que lui exclusivement. Mais avec le temps ce sentiment peut s’émousser et renaître pour une autre personne. Les spécialistes parlent, dans ce cas, de polygamie sérielle ou séquentielle et chacun sait combien elle est une pratique très courante dans nos sociétés occidentales !

La Bible interdit-elle la polygamie ?

Dans la Bible il n’y a aucun commandement, ni aucun autre texte qui ordonne à l’homme de ne prendre qu’une seule femme en mariage. La polygamie n’y est pas interdite et il semble bien qu’en Israël c’est surtout sous la forme de la bigamie qu’elle était pratiquée. Par contre la Bible commande à l’homme de ne pas rompre le lien qu’il a établi en s’unissant  de corps avec une femme et vis-versa. Briser ce lien, cette union, c‘est commettre un adultère et ceci indépendamment  du fait que l’on se soit marié avec la personne ou non. C’est bien là le sens fondamental du 6° commandement : « Tu ne commettras point d’adultère » ainsi que des recommandations de Jésus en Matthieu 19, 1 à 12.  En clair : toute personne qui fait l’amour avec une autre personne, crée avec elle une union qu’elle ne doit plus jamais rompre.  Donc, commet un adultère non seulement toute personne qui divorce, qui rompt l’engagement pris lors d’un mariage civil ou religieux, mais toute personne qui se sépare d’une autre  personne avec  laquelle elle s’était unie de corps. Le mariage civil ou religieux est un fait de société ; il est par essence un acte public. On affirme ouvertement  que l’on veut vivre en couple avec la personne que l’on a choisie et on demande à la société de reconnaître le lien que l’on est en train d’établir avec elle. Martin Luther a dit à juste titre : « Il n’y a pas de mariage secret ».


                               LE SENS DU CANTIQUE DES CANTIQUES 


L’évolution du mariage en Israël

Les similitudes entre les pratiques conjugales dans l’ancien Israël et celles que j’ai connues en Afrique sont patentes. Dans l’ancien Israël, il régnait, comme en Afrique, la polygamie. Elle prenait surtout la forme de la bigamie. On y pratiquait également la coutume de la dot. On « achetait » sa femme.  Elle appartenait au mari et devait lui être entièrement soumise. Le mari était le chef de la femme. Il avait le droit de la répudier. Jamais il n’y est fait mention de l’inverse à savoir que la femme pouvait répudier son mari ! Si le mari voulait la renvoyer, il devait délivrer à sa femme une lettre de répudiation qui assurait à celle-ci quelques droits et protection.  

Au retour de l’Exil, vers la fin du 5e siècle, la société israélite évolue lentement de la polygamie vers la monogamie, d’abord au niveau de son élite, puis progressivement dans l’ensemble du peuple. Sans doute le séjour des israélites à Babylone où la monogamie était pratiquée depuis environ l’an 2100 y a-t-il contribué, mais plus déterminant encore fut à cet égard le message des prophètes révélant que Dieu  est un être unique qui aime personnellement chacun des siens et prend soin d’eux. Puis, du temps de Jésus non seulement la monogamie semble s’être imposée parmi les juifs comme une évidence : un homme n’a qu’une femme. Les discussions rabbiniques qui se perdaient dans une casuistique des plus complexes au sujet du droit de répudier sa femme, posaient même implicitement la question de l’indissolubilité du lien conjugal en tant que tel : celui-ci, pensait-on, ne devrait jamais se défaire, il devrait rester unique. C’est en tous cas ce que Jésus affirmera avec force en déclarant : « Que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni ». Toute l’évolution du mariage dans la Bible tend vers la proclamation du caractère unique du lien conjugal.

Le thème central du Cantique des Cantiques

Ces diverses considérations et les constations que j’ai pu faire en Afrique, m’ont conduit à la conclusion : le Cantique des Cantiques marque le moment où s’épanouit en Israël le sentiment amoureux et où, par voie de conséquence, s’y développe la monogamie. Cette dernière y existait certes déjà bien auparavant, mais c’est sous l’influence du Cantiques des Cantiques  qu’elle a dû vraiment prendre son essor.

C’est, en effet, le propre de l’art d’exprimer d’une manière prégnante ce que le commun des mortels ressent plus ou moins confusément monter en lui. Ainsi faut-il admettre qu’en Israël des poètes et des chanteurs ont su composer des textes et des musiques qui exaltaient le sentiment amoureux, et les jeunes, qui par nature sont plus ouverts aux nouveautés que leurs aînés, se sont appropriés ces chants nouveaux. Le sentiment amoureux s’est développé en eux ; ils n’ont alors désiré et aimé plus qu’un seul être et ils sont passés tout naturellement de la polygamie à la monogamie à l’instar de ce que vivent de nos jours de nombreux jeunes africains. Le Cantique des Cantiques est l’expression de cette nouvelle forme de poésie qui s’est développée en Israël.
 
Le propre du sentiment amoureux est donc de n’aimer qu’un seul être, de ne vouloir, de ne désirer plus que lui. Plus précisément encore : le sentiment amoureux est la capacité de voir en l’autre une personne absolument unique. Ainsi, dans le Cantique des Cantiques, les deux amoureux proclament respectivement :

« Comme un lis parmi les ronces, telle est ma compagne parmi les filles.
 Comme un pommier au milieu des arbres de la forêt, tel est mon chéri parmi les garçons » (2,2-3)

« Celui que tu chéris, qu’a-t-il de plus qu’un autre, ô la plus belle des femmes ?
Celui que tu chéris, qu’a-t-il de plus qu’un autre pour qu’ainsi tu nous conjures ?
Mon bien-aimé est rayonnant et vermeil, il se distingue entre dix mille. » (5,9-10).

« Elle est unique, ma colombe, ma parfaite.
Elle est unique (comme elle l’est, pour sa mère, éclatante pour celle qui l’enfanta » (6,9)
.

 Ainsi tout au long du Cantique des Cantiques chacun des amants découvre avec émerveillement ce qui fait de l’autre  un être absolument unique : son nom (1,3), sa voix, son visage, ses yeux, son regard, ses cheveux, le parfum que dégage son corps… Les deux amants s’attendent, ils se cherchent, ils rêvent l’un de l’autre, la nuit l’amante est allongée seule sur sa couche, elle croit que son bien-aimé va venir ; dans son  imagination elle le voit bondir sur les collines, apparaître derrière le mur, épier par le treillis, regarder par la fenêtre … Et tout ce que ces deux amoureux se disent, peut se résumer en ces quelques mots : il n’y a que toi qui es ainsi, tout mes désirs se portent vers toi, et vers toi seul. Dans le Cantique des Cantiques cette unicité de l’être aimé est chantée, elle est célébrée, elle est déclinée sous toutes ces facettes. Elle constitue sans conteste le thème central de ce livre.

 La polygamie, une forme d’amour dépassée

La vision que les deux amants ont de  l’amour, exclut toute forme de vie polygame. Pour eux celle-ci est dépassée ; elle ne les intéresse plus, non pas à partir de quelque principe moral  – dans aucun passage du Cantique des Cantiques il n’est à proprement parler question de morale- mais tout simplement parce qu’ils se sont découverts comme uniques et que le désir les porte l’un vers l’autre exclusivement :  

« Ma vigne à moi, elle est pour toi » (8,12)

« La vigne » prend ici un sens symbolique et désigne l’amour. Ainsi en 1,6 la bien-aimée se livre à un admirable jeu de mot en déclarant non sans malice :

« Ils (les frères) ont fait de moi une gardienne de vignes ;
Ma vigne à moi, je ne l’ai pas gardée (1,6).

Tout au long du Cantique des Cantiques le désir amoureux et la volupté qu’il procure, s’expriment en des métaphores d’une poésie sublime. Citons en exemple la merveilleuse invitation à une rencontre amoureuse parmi les délices du printemps palestinien que nous trouvons en 7, 12 à 14 :

« Viens, mon bien-aimé,
nous sortirons dans la campagne,
nous passerons la nuit dans les villages.
De bon matin nous irons aux vignobles,
nous verrons si la vigne bourgeonne,
si les fleurs s’entrouvrent,
si les grenadiers fleurissent ;
là je te donnerai mon amour.
Les mandragores donnent leur odeur
et à nos portes sont tous les fruits exquis.
les nouveaux et les anciens, (c‘es-à-dire tous)
je les ai, mon bien-aimé, gardés pour toi  (7,12-14).

Dans le texte ci-dessus, la promenade nocturne à travers les villages, la découverte au matin d’une nature aux plantes et arbres en pleine éclosion  -tous réputés à l’époque pour leur pouvoir aphrodisiaque-  bref l’ensemble de ce cadre enchanteur qu’elle contemple avec émerveillement, transporte la bien-aimée dans un état d’exaltation amoureuse dont elle réserve tous les effets à son bien-aimé.

Aussi nos deux amants ne peuvent-ils traiter qu’avec ironie et même avec mépris celui qui, à leur yeux, a poussé les excès de la vie polygame jusqu’à leur plus folle caricature, à savoir le roi Salomon (5). Sachant que le vignoble désigne son harem et l’unique vigne par contre fait référence à l’unique bien-aimée, l’amant du Cantique des Cantiques déclare :

« Salomon a un vignoble  à Baal-Hamôn
Il remet le vignoble a des gardiens ;
Chacun, pour son fruit, lui apporterait
 mille sicles (pièces) d’argent
Ma vigne à moi, elle est pour moi ;
les mille sicles à toi, Salomon,
et deux cents aux gardiens de son fruit» (8,11-12).

Par leur tournure ces vers constituent « un machal », une formulation énigmatique caractéristique de la littérature sapientiale en Israël. Au vignoble de Salomon  -son harem- confié à des gardiens, l’amant du Cantique des Cantiques oppose sa vigne, sa bien-aimée qui est toute à lui et qui est la seule qu’il convoite. Les milles sicles sont une allusion aux mille femmes que Salomon possédait (1 Rois 11,3) et « les gardiens », ce sont les eunuques qui en assuraient la surveillance ! « Baal-Hamôn » est une localité fictive et signifie « possesseur de multitudes », encore une allusion aux nombreuses concubines de Salomon.

Nous retrouvons une semblable comparaison entre les nombreuses femmes d’un harem et l’unique bien-aimée  dans le passage suivant :

« Soixante sont les reines,
Et quatre vingt les maîtresses
Elle est unique, ma parfaite, ma colombe  » (6,8-9)

 Salomon peut se « payer » toutes les femmes qu’il veut ; il a le pouvoir, la richesse, le luxe et la gloire, mais il ne possède pas le bien qui, aux yeux des amants du Cantique des Cantiques, est infiniment plus précieux, à savoir l’amour, le vrai amour. C’est pourquoi quelques pauvres qu’ils soient, – lui est un humble berger, elle est une toute aussi modeste bergère et en plus elle est chargée de garder les vignes-  tous deux se savent riches, infiniment  riches et se disent respectivement :

                             « C’est toi qui es mon roi ! (1, 4,12 ; 7,6)                                
                             – C’est toi qui es ma fille de noble descendance ! » (7,2).


Un amour qui a sa fin en lui-même, vécu dans une parfaite réciprocité

 Dans le Cantique des Cantiques il n’est nulle part question de procréation. A l’instar de Genèse 2,  le but de l’amour n’est pas de mettre des enfants au monde. Il peut en être le fruit. Comme dans Genèse 2 l’amour que se prodiguent les deux amants trouve sa finalité en lui-même, dans la communion pleine et entière qu’il réalise entre eux.

Et cet amour, nos deux amants le vivent en plénitude avec une totale liberté. Aucune limite ne leur est imposée, aucune casuistique de ce qui serait permis ou défendu, ne les tient prisonniers. Si toutes les paroles et tous les gestes qu’ils échangent, les enchantent et les comblent, s’ils les ressentent au plus haut point comme bons et merveilleux, c’est parce qu’ils sont vécus tout naturellement par eux dans la réciprocité. C’est ce qui fera dire à Roland de Pury,  « La seule règle des jeux de l’amour, c’est la réciprocité » (6). Cette réciprocité le Cantique des Cantiques l’exprime dans le refrain qui apparaît comme un leitmotiv dans l’ensemble du livre :

« Mon bien-aimé est à moi et moi,  je suis à lui ». (2,16 ; 6,3 ; 7,11)

Dans le premier membre de cette phrase « Mon bien-aimé est à moi », c’est éros qui parle, l’amour, désir de l’autre. Il est entier et exclusif. Il veut l’être aimé tout pour soi. Il déclare : « Je te désire et tu es pour moi le moyen de satisfaire mon désir », une attitude en soi égoïste et possessive qui risque de réduire l’autre à un simple objet de plaisir. Mais ici cette affirmation est aussitôt contrebalancée et dépassée par ce que dit le deuxième membre de cette phrase : « et moi, je suis à lui ». Là, c’est l’agapè qui parle, le don de soi à l’autre. L’éros pose la question : Est-ce que moi je suis heureux et comment l’autre pourra-t-il me rendre heureux ? ». L’agapè par contre se demande : « Est-ce que l’autre est heureux et que puis-je faire pour qu’il le soit ? ». Il se met à l’écoute de l’autre. Il devient attention à l’autre. Il saura inventer les paroles et les gestes qui le rendront heureux. Dans le Cantique des Cantiques l’éros se métamorphose en agapè. Ainsi tout ce que les deux amants vivent et partagent, toutes les paroles et tous les gestes par lesquels ils se témoignent leur amour, sont l’expression du respect et des égards qu’ils ont l’un pour l’autre. Ils les comblent au plus haut point, ils les édifient et les font grandir en humanité.

Nos  deux amants vivent leur amour dans un tel esprit de réciprocité et se portent une telle estime mutuelle qu’il n’existe entre eux, dans l‘intimité de leur couple, le moindre soupçon d’une inégalité entre homme et femme ou d’une domination de l’homme sur la femme.


Un amour qui rejette toute forme de sujétion traditionnelle à la famille

Là où le Cantique des Cantiques devient le plus révolutionnaire, c’est bien quand la bien-aimée prend avec une singulière assurance la liberté de refuser toute sujétion à la famille. Comme on l’a vu, celle-ci veut, dans l’ancien Israël comme aujourd’hui encore en Afrique ou aussi il n’y a encore pas si longtemps chez nous, imposer le choix du mari aux jeunes en âge nubile et, par ce choix, elle cherche à assurer la sauvegarde de son identité clanique, sociale et culturelle ou encore elle y trouve un intérêt bassement matériel. Traditionnellement ce sont les grands frères qui sont chargés de surveiller leurs jeunes sœurs, de veiller à ce qu’elles restent soumises aux diktats de  la famille, n’hésitant pas au besoin de la châtier et de l’humilier, ici par exemple en l’envoyant « garder les vignes » :
                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                         Les fils de ma mère m’ont tannée
Ils m’ont fait garder les vignes ;
Ma vigne à moi, je ne l’ai pas gardée » (1,6)

« Les fils de ma mère » sont une référence caractéristique à une situation de polygamie ; ils désignent les frères issus de la même mère par opposition aux demi-frères issus d’une autre épouse du père.  Par le mot « tannée » la TOB cherche à rendre le double sens du mot hébreu : brûlure et colère. Ce terme laisse deviner toute la hargne et la violence avec lesquelles les frères s’opposent au choix que fait la bien-aimée. Mais, comme nous l’avons vu plus haut, celle-ci répond en affirmant son bon droit d’aimer celui que son cœur a choisi : « Ma vigne à moi,  je ne l’ai pas gardée ».  

Le rôle traditionnel « des frères » se trouve encore évoqué par la strophe :

« Nous avons une petite sœur
qui n’a pas encore de seins.
Que ferons-nous pour notre sœur,
quand on parlera d’elle ?
Si elle est un rempart,
Nous bâtirons sur elle un couronnement d’argent ;
Si elle est une porte,
Nous plaquerons sur elle une planche de cèdre » (8, 8-9).

« Quand on parlera d’elle…en d’autres termes : « Quand  elle sera en état d’attirer la curiosité et l’intérêt des garçons » ; « Si elle est un rempart » signifie : si des avances lui sont faites.  « Si elle est une porte » : si elle répond positivement à ces avances… Les frères veilleront jalousement sur sa vertu, mais, répond la bien-aimée avec fierté :

« Je suis (à présent) un rempart,
Et mes seins sont de vraies tours;
Je suis aux yeux de mon bien-aimé
celle qui a trouvé la plénitude du bonheur ( shalom) ». (8,10)


Le Cantique des Cantiques dispense en particulier trois conseils de sagesse :

 
1.- L’amour ne se commande pas :

Tout en décrivant l’enchantement que connaissent les deux amants ivres d’amour, le Cantique des Cantiques n’omet par de mettre en garde contre toute tentation qui, par recherche du plaisir, pourrait induire les humains à provoquer éros artificiellement, une tentation qui, est-il observé ici fort justement, existe en particulier parmi les filles en milieu urbain : l’amant qui est berger et l’amante qui n’est elle aussi qu’une modeste bergère et une gardienne de vigne au visage hâlé par le soleil, répètent à l’adresse des filles de Jérusalem qui par leur mise et leur comportement cherchent à se donner une allure sexy:

« Je vous en conjure, filles de Jérusalem,
par les gazelles et par les biches de la campagne,
n’éveillez pas, ne réveillez pas l’amour
avant son bon vouloir «  (2,7 ; 3,5 ; 8,4)

L’amour ne se force pas. Quiconque veut en connaître la plénitude, doit savoir attendre son heure.
 
 
2.- Méfiez-vous des perfides prédateurs de l’amour !

Aux jeunes filles qui, dans l’élan de leur jeunesse, rêvent de vivre  l’amour dans toute sa grandeur et beauté, le Cantique des Cantiques ne manque pas de rappeler avec réalisme qu’elles sont guettées par « des petits renards »

« Attrapez-nous les renards,
les petits renards
qui ravagent les vignes
alors que notre vigne est en fleur ! » (2,15)

Quand on sait qu’en Israël, les renards sont considérés comme des animaux nuisibles, qu’en hébreu la racine du mot « renard » veut dire « creuser des trous, des terriers » que la racine du mot « ravager » est la même que celle du mot « être enceinte », on comprend à quelle violence il est fait allusion ici.

3.- N’oubliez pas que l’amour est une force irrésistible qui subjugue les cœurs !

Quand l’amour survient, il peut se manifeste avec une force inouïe :

« L’amour est fort comme la mort,
indomptable comme le séjour des morts ;
Ses flammes sont des flammes de feu, le feu de Dieu.
Les Grandes Eaux ne peuvent l’éteindre
ni les Fleuves le submerger » (8, 6-7).

Une des paroles les plus percutantes de la Bible ! Elle rappelle avec réalisme le pouvoir tyrannique que l’éros peut exercer sur les humains.

La formation du Cantique des Cantiques

 Le Cantique des Cantiques est émaillé de fragments de textes d’époques, de provenances et de factures très diverses. Certains, par leur archaïsme, paraissent remonter jusqu’à l’époque de Salomon. La plupart des spécialistes s’accordent pour voir en eux des réminiscences de chants nuptiaux et d’autres poèmes d’amour. En Israël les mariages donnaient lieu à de grandes festivités qui  duraient pas moins de sept jours (Genèse 29,22-28 ; Juges 14, 10,15, 17). Les chants y occupaient tout naturellement une place de choix.

Une analyse critique du Cantique des Cantiques permet de comprendre que ces divers textes anciens ont été retravaillés et intégrés dans un ensemble dont, comme le note Emile Osty (7)   « la langue est de basse époque ; elle contient une dizaine d’aramaïsmes (1,7 ; 2, 9,11 ; etc…), quelques mots persans (1,12 ; 4,13-14 ; 6,11), et vraisemblablement un terme d’origine grecque (3,9). Sa rédaction définitive pourrait avoir été achevée vers la première moitié du 4e siècle ». C’est bien à cette époque, donc après l’Exil, que se situe en Israël le développement progressif de la monogamie. La nouvelle forme que prend l’amour, a dû se répandre d’abord dans les couches cultivées de la société juive avant de saisir le peuple tout entier.

Pour illustrer notre propos, nous donnerons en exemple le passage de 8, 8-9, déjà mentionné plus haut. Il s’agit indubitablement d’un vieux poème, sans doute d’un chant, décrivant le pouvoir que les familles exercent traditionnellement sur les filles. « Les frères » y disent toute leur fierté d’être chargés à bon droit de surveiller la vertu de « leur petite sœur ». Le poète qui a retravaillé ce poème, a simplement ajouté le verset 10 et cette réplique de la bien-aimée a complètement renversé le sens du texte traditionnel. La bien-aimée y affirme avec une superbe assurance sa dignité de femme libre, refusant toute soumission aux « frères » et  disant  le bonheur qu’elle a trouvé en celui que son cœur aime.

Avec le temps le Cantique des Cantiques est devenu un chant extrêmement populaire. A la fin du 1er  siècle de notre ère, Rabbi Aqiba s’élèvera contre la pratique de le chanter dans les banquets et dans d’autres lieux profanes, car, disait-il, « le monde entier ne vaut pas le jour où la Cantique des Cantiques a été donné à Israël, car tous les Ecrits sont saints, mais le Cantique des Cantiques est très saint… Celui qui chantonne le Cantique des Cantiques dans les cabarets n’aura pas de part à la vie future ». On voit que déjà à l’époque la sacralisation du texte suite à son allégorisation avait fait son œuvre…

L’ensemble du Cantique des Cantiques est animé d’un tel souffle lyrique, il présente une telle unité de thème et surtout, le dialogue entre les deux amants a une tonalité si personnelle qu’on ne peut le considérer à l’instar de certains commentateurs comme une collection plus ou moins disparate de chants nuptiaux et de chansons d’amour Il faut bien au contraire admettre qu’il est dans sa rédaction définitive l’œuvre d’un seul et même auteur de grand talent. Nous partageons pleinement l’avis d’Emile Osty quand il écrit : « Le Cantique est un joyau de la Bible. On y a vu avec raison l’ouvrage le plus raffiné de l’AT. Loin d’être l’œuvre  d’un primitif ou d’un écrivain populaire, c’est au contraire l’ouvrage d’un lettré qui travaille sur des données anciennes en leur donnant une forme nouvelle (Joüon). La main de l’homme de métier se reconnaît, en effet, aux artifices littéraires disséminés à travers les huit chapitres du  
petit livre : allitération, assonances, interrogations de rhétorique  (1,7s ; 3,6 ; 5,9 ; 6,1 ; 7,1lcd), termes recherchés, allusions historiques (Salomon, Tirça)… ». ( 8).

                                                   EN CONCLUSION

Le texte du Cantique des Cantiques est constellé d’un certain nombre de sentences, de conseils et de mises en garde, caractéristiques de la littérature sapientiale hébraïque. La visée de ce livre est manifestement didactique et c’est à juste titre qu’il a été classé par la Septante parmi les livres sapientiaux. Son but est de nous faire découvrir en quoi consiste l’amour véritable. Mais, pour cela,  il ne se lance pas dans quelque docte enseignement de sagesse, plus ou moins abstrait et dogmatique, mais il nous fait vibrer à la beauté sublime des sentiments qui animent deux êtres passionnément épris l’un de l’autre. Car, comme nous l’avons vu, c’est de cette manière seulement que les humains s’éveillent à cette forme d’amour dont l’une des caractéristiques principales est de ne désirer que l’être aimé et lui seul.

Cet amour est avant tout une affaire de cœur dans le double sens que peut prendre ce mot : il est à la fois désir de l’autre et empathie à son égard. C’est bien cette  double sensibilité que le Cantique des Cantiques cherche à développer chez le lecteur qui se laisse toucher par son lyrisme, c’est elle qui confère à l’amour sa grandeur, sa beauté, sa noblesse et qui le préserve de toute banalisation et de son avilissement, si fréquents dans notre société actuelle. C’est elle aussi qui est un des facteurs essentiels pour assurer à l’amour sa durée.

Il est des plus regrettables que, pendant deux millénaires, l’on ait occulté ce sens premier du Cantique des Cantiques en le couvrant du voile pudique de l’allégorie. On a annihilé de la sorte le pouvoir qu’il recélait, celui de contribuer à faire évoluer le couple humain de la polygamie vers la monogamie et de contribuer à l’émancipation de la femme. Ainsi ce livre de la Bible n’a pas pu jouer, au sein du christianisme, le rôle historique auquel il était prédestiné. N’oublions que dans notre propre culture les mariages arrangés et les mariages de raison étaient fréquents jusqu’au début du 20 e siècle. La forme d’amour que décrit le Cantique des Cantiques, s’est néanmoins épanouie à merveille dans la culture occidentale à son insu sous ses formes les plus variées, qu’il s’agisse de poésies, de romans, de théâtre ou de chansons. Il serait d’ailleurs intéressant de vérifier dans quelle mesure au Moyen – Âge le développement du sentiment amoureux sous la forme sublime de « l’amour courtois » dans le Royaume franc et sous celle non moins sublime des « Minnesänger » dans l’Empire Romain-Germanique a contribué à faire passer les peuples respectifs de la polygamie à la monogamie, et si l’évolution y a été semblable à celle que nous avons observée en Israël.

En tous cas, aujourd’hui, suite à l’arrivée de nombreux migrants d’Afrique et du Moyen-Orient, nous sommes confrontés dans notre société d’une manière toute nouvelle à des cas de polygamie, de mariages forcés, de violences commises par les « grands frères » à l’égard de « leurs jeunes sœurs ». Les valeurs qui s’expriment dans le Cantique des Cantiques, gardent toute leur actualité.

(1) Les livres reconnus officiellement comme faisant partie de la Bible.
(2) L’amant du Cantique des Cantiques symboliserait Dieu ou le Christ et l’amante représenterait Israël ou l’Eglise ou encore le croyant.
(3) « Liberté à deux » par Roland de Pury Editions Labor et Fidès p. 16.
(4) « Les Chemins de Nelson Mandela » par Richard Stengel, page 198, Editions  Michel Lafond
(5) Salomon n’est manifestement pas l’auteur du Cantique des Cantiques contrairement à ce que suggère 1,1. Ce livre lui a été attribué par la suite.
(6) « Liberté à deux » par Roland de Pury Editions Labor et Fidès p. 44.
(7) Introduction au Cantiques des Cantiques  p. 1360 in « La Bible » par Emile Osty, Edition du Seuil.
(8) Introduction au Cantiques des Cantiques  p. 1359 in « La Bible » par Emile Osty, Edition du Seuil