C’ETAIT LA-BAS EN ESPAGNE (trad) ‘S isch gsin in Spanie drunte (alsacien)

C’ETAIT LA-BAS EN ESPAGNE
            ’S isch gsin in Spanie drunte

                    Auguste Rieffel
               Le grenadier de la garde

1. C’était là-bas en Espagne, mille huit cent huit.
Un grenadier de la vielle garde, un gris,
Est assis fatigué près d’un feu presque éteint.
Il se repose, car depuis le matin
Il est sur ses pieds et n’a pas pensé
Jusqu’ici à ce qu’il pourrait manger.

Son menu est bientôt prêt : il lui vient du champ.
Il remue son feu, il met ses patates dedans.
Dans la cendre il en met juste une poignée,
Qu’arrive sur lui, d’un coup, dans la clarté,
Le « petit caporal » lui-même, tel l’éclair.
Le grenadier se lève et se dresse en l’air !
« Comme je vois là, mon brave, tu vas manger,
dit Napoléon le grand à son grenadier.
Ce soir, moi aussi, j’ai un gros appétit :
On va partager ce repas, tiens, pardi ! »

L’autre ne se l’est pas laissé dire deux fois :
Il laisse la moitié au « caporal », pas d’quoi !
Napoléon premier, une patate à la main,
Près d’un feu la nuit : quel sujet de dessin !
Cela lui a plu, ce soir là, bien mieux
Que le repas le plus fin, auprès de ce feu.
« Merci, mon grenadier, dit-il, à la fin du repas.
Pour te récompenser, à ma table tu viendras.
Tu partageras avec moi un dîner meilleur,
Si nous vivons, toi et moi : à bon entendeur ! »

Un an après, ou deux, je ne me souviens pas,
Il y avait chez Napoléon un gala.
Comme invités, rien que de l’aristocratie,
De la famille, des princes et quelques amis.
Le potage servi, on dit à l’empereur
Que dehors à tout prix un soldat veut entrer,
Qui a quelque chose à lui communiquer,
Et dit et répète sans cesse à grand’ voix ;
Que depuis longtemps il est invité, ben quoi !

Peu après, on l’amène devant l’Empereur,
Qui ouvre de grands yeux étonnés de stupeur.
Mais qui bientôt reconnaît son vieux grenadier
Qui avait partagé avec lui son souper.
Bien sûr qu’il ordonne avec plaisir, l’Empereur,
Qu’on serve à l’homme un repas, à l’extérieur.

« Ah ! pardon, Sire, l’interrompt le grenadier
Ce n’est pas cela que là-bas nous avons parié !
Vous m’avez invité à votre table ici,
Et pas dans votre cuisine, avez-vous dit ! »
Napoléon le grand rit alors de bon cœur,
Plaça l’homme près de lui, à la place d’honneur.


Texte

’S isch gsin in Spanie drunte, achtzeh hundert acht
Auguste Rieffel 1877-1945
dans Von d’r Läwer eweck
Gedichtle in Strossburjer Ditsch
Strassburg 1909, Nr 27
fr. : Yves Kéler, 14.4.2014 Bischwiller


le texte

Cette histoire fait partie de la légende napoléonienne, qui s’est développée déjà avant la mort de l’Empereur, et surtout après. Non seulement en France, mais aussi dans les pays conquis par la Révolution et l’Empire, dont beaucoup de citoyens avaient été incorporés. En particulier des territoires directement annexés à la France, comme toute la rive gauche du Rhin et la Suisse. De même, dans les pays allemands soumis et alliés à la France, ce qui représentait toute l’Allemagne, sauf la Prusse et les possessions scandinaves. Plus la Hollande. De là une importante floraison de récits de vétérans et de poèmes dans toutes les langues, en particulier en allemand et dans des dialectes germaniques comme l’alsacien. Dans celui-ci, plusieurs textes existent, que Lefftz a relevés dans ses « Volkslied im Elsass. »

Le poème de Rieffel est daté de 1909, soit 101 après les évènements, s’ils sont réels (car on a aussi inventé des histoires qui n’ont jamais eu lieu.) Il est probablement pris d’un livre, quoique la tradition orale a été longue au 19e siècle. Rieffel ne dit pas si le grenadier était un alsacien, et il n’est pas nécessaire de le supposer. Il veut faire vivre la tradition napoléonienne en Alsace. Dans d’autres poèmes, il parle des vétérans du Second Empire français, qui ont vécu Sébastopol et la Crimée, et cite plusieurs fois Kléber, auprès duquel ceux-ci aiment se réunir. Rieffel était francophile et ne s’en cachait pas. Dans son recueil on trouve beaucoup de mots français, ou des poèmes vantant la période française de l’Allemagne, surtout contre la bêtise et la prétention de certains allemands. Mais il n’y a pas de revanchisme.

Le texte contient beaucoup de mots français, que j’ai écrits en italique, plus un certain nombre de mots français entrés dans la langue allemande et devenus allemands et alsaciens, tels que « Platz – Blatz – place », ou « Interessant – Indressant – intéressant », que j’ai soulignés. Dans l’original l’italique et le souligné n’existent pas. Le texte est imprimé en caratères latins, et pas gothiques, ce qui empêche de voir si le français serait écrit en caractères latins dans le texte gothique. Le nom de Napoléon est écrit tantôt à la française, avec accent aigu, tantôt à l’allemande, sans accent. Le « p » a été conservé ici, alors qu’on trouve couramment en alsacien la forme de « Naboleon », familièrement « Nappi ou Nabbi. »

Texte original en alsacien

’S isch gsin in Spanie drunte, achtzeh hundert acht,

E grenadier, e gröjer, von de alt garde,

Sitzt z’Owes mued un ganz ellein bim Lauerfyr

Un ruejt sich üs. Denn zidder z’Morjes schun am vier

Isch’r uff sinne Bein. Am Esse het’r hit 

Nit denke derfe – endlich hinnicht het’r Zit.

Sin Menu isch halt bald gemacht, denn unser Held

Het sich schon Fyr gemancht, d’Grumbeere liefert ’s Feld!

Er schmisst e Hampfel grad in d’warm Holzäsch nin,

Do kummt schnell uff ne zueem rote Flammeschin

D’r „Petit Caporal“ ze gehen; un wie de Blitz

Isch au d’r grenadier schun uff vom harte Sitz!

– „So wie ich sieh, mon brave, bisch dü am Esse grad?“

het d’r Napoleon im grenadier glich gsaat,

„Au ich hab hinnicht gar kein lätze Abedid,

Mir welle beide mitenander dheile, witt? –

D’r ander hat sich dis nit zweimol saaue lon

Un het schoen d’Helft im „Petit Caporal“ gelon.

Napoléon premier, e Grumber in d’r Hand,

Am Fyr zäll Nachd – e Bild isch’s gsin zue indressant.

Es het’m zelle-n-Owe wajer besser gschmeckt

Als ’s finschte dîner, noch mit Borzellin gedeckt.

– „Merci, mon grenadier, saat er, wo’s ferdi isch,

„Jetzt kommsch als récompense au Mol an minne Disch

Un dheilsch derno mit mir, wo’s sicher Besser’s gitt,

Wenn beidi mir’s erläwe duen – vergess es nitt.“

E Johr druff, oder zwei, es fallt m’r nit grad in,

Isch bim Napoleon e dîner d’gala gsin.

Als invités nur eschti aristocratie,

Von d’r Famili au e Paar Prinze derbi.

’S potage wurd grad serviert, do wurd im Kaiser gsaat,

Dass drüsse mit Gewalt erin moecht e Soldat,

Wo ebs in däm Moment ze redde het mit ihm,

Un wo in ei’m Stueck bhaupte dhät mit lütter Stimm,

Er wär schon lang emol zuem souper invediert.

Kurz nochhär wurd’r au schon vor de Kaiser gfuehrt,

Wo z’erscht halt ganz verwundert grossi Aus macht.

Doch bald erkennt’r sinne grenadier d’ la garde,

Wo zälle-n-Owe het gedheilt mit ihm am Fyr!

Nadierlich gibt d’r Kaiser Order voll Blaisir,

Das m’r in sinnre Küeche drüs däm brave Mann

Serviere soll, was er nur esse will un kann.

„Ah! pardon, Sire, fallt’m d’r grenadier in d’Redd

„Mir han ganz andersch zälli Nachd mit’nand gewett,

An Ihre Disch han Sie mich ingelade dort,

Un nit in Ihri Küeche, drum – e Mann, e Wort!-

Napoleon le grand het sich jetz eins gelacht,

Un het’m dodruff Blatz an sinn’re Sitt gemacht.