LE GRAND TONNEAU, MES BONS AMIS, V. von Scheffet

LE GRAND TONNEAU, MES BONS AMIS
                   Glück auf, mein guter Genius

                    Viktor von Scheffel, 182–1886

                     Das grosse Fass zu Heidelberg

1. Le grand tonneau, mes bons amis,
    Vous salue, philologues !
    J’accueille aujourd’hui vos esprits
    Dans le château des Comtes !
    Vous qui cherchez avec bonheur
    L’ancien, couche après couche,
    Je me sens, parmi vous, chercheurs,
    Un objet de recherche !

2. Les Egyptiens ont des momies,
    Et quand ils veulent boire,
    Le jus de palme recueilli
    Leur donne bonne bière.
    Et l’Assyrien a su trouver,
    Pour son vin fait de dattes,
    Un vase pour le conserver,
    Ecrit de coins sur jatte.

3. Le vin du sage Salomon
    N’avait pas grand arôme.
    Les outres de cuir de mouton
    Le rendaient gris, sans âme.
    Le verre, né des Phéniciens,
    Cuit de sable et de cendre,
    Etait un bien meilleur gardien
    Si on voulait le prendre.

4. La froide, humide, Europa
    Laissa pousser la vigne
    Et, la soignant, fit pas à pas
    Naître un breuvage digne.
    Le premier qui au fond des bois,
    Courut après un buffle,
    Portait de ce moût avec soi,
    Pour retrouver son souffle.
   
5. Le Celte, sur ses pilotis
    Et dans son inculture,
    Dans des tonneaux mal équarris
    Conservait sa mixture.
    De même chez les Cimmériens,
    Ce peuple dur et rude,
    On n’a jamais su faire rien
    Que des baquets, des cuves.

6. En Grèce ils avaient fait très tôt
    Pour Saint Bacchus des tonnes :
    Au lieu d’y mettre un Calvados,
    Ils ont mis Diogène !
    L’esprit pratique des Romains
    Mettait le jus de vigne
    En grandes amphores à vin :
    Ainsi le prescrit Pline.

7. L’antique vase était pointu
    En bas et fait de terre.
    Pour les tonneaux on ne sait plus
    Comment ils faisaient faire.
    Le vrai tonneau vient des Germains,
    Qui le traînaient derrière,
    Sur les voitures de leur train,
    Pour boire vin et bière.

8. Dietrich de Berne criait souvent
    Au château, dans la cave :
    « Ah ! mon tonneau, le beau, le grand,
    Mon cher tonneau, mon brave ! »
    Et son vieux peuple fait de Goths
    Pouvait l’entendre dire
    A l’échanson : « Vite, il nous faut,
    A boire une mesure ! »
    
9. Fritz Barberousse recevait   
    Près des tonneaux la Diète.
    Le soir venu, il leur chantait
    Sa chanson à tue-tête :
    « Il ne coule une goutte plus,
    Mon vin a pris la fuite !
    Le grand tonneau vidé à vue,
    Ils ont tout bu de suite ! »

10. Un électeur, le Palatin,
      Par soif de la culture,
      Me fit construire pour son vin,
      Pour en faire une cure.
      J’ai survécu, quand tout brûlait,
      La Pfalz montait en flammes.
      Mon esprit seul depuis régnait,
      Vidé de vin, le vague à l’âme.

11. Si à nouveau j’étais bien plein
      De vin du Rhin en masse,
      J’en boirais du bon, et sans fin,
      Du rouge et blanc de classe.
      « Vide grandeur », pour un tonneau,
      Voilà qui décourage !
      Je vous en prie : « Ôtez cette eau !
      C’est dans le vin qu’on nage ! »
 

         Texte        Glück auf, mein guter Genius
                          Viktor von Scheffel, 1826-1886
 
           dans       Auswahl Deutscher Gedichte im Anschluss an
                          die  Geschichte der deutschen National Literatur
                          von Professor Dr. Hermann Kluge,12. ,
                          verbesserte und vermehrte Auflage
                          mit zahlreichen Porträts in Holzschnitt
                          Altenburg, Verlag Oskar Bonde, 1908, page 481
                          fr. : Yves Kéler, 26.7.2011

SCHEFFEL, Victor von, né le 1- février 1826 à Karlsruhe, étudia le droit, fut réviseur des comptes à Säckingen (au bord du Rhin du Sud), quitta le service de l’Etat pour se consacrer à la poésie, vécut jusqu’en 1866 dans sa ville natale. Devint conseiller de la cour et fut annobli en 1876. Il mourut après une longue maladie le 9 avril 1886